mercredi 8 avril 2020

Corps de rêve




Un écrit n’est d’abord qu’une idée qui nous inspire. On se met à rêver, l’idée s’élargit comme les cercles concentriques dans une mare lorsqu’on y jette un caillou. La création de l’œuvre est en marche. Rêvant toujours, on prend des notes, on imagine les personnages que l’on veut faire vivre, on ébauche leur portrait. Arrive le moment où le processus de création nous semble assez avancé pour dresser un plan. C’est le squelette de l’œuvre. Puis vient le moment où l’on se sent prêt pour coucher sur le papier le premier jet de l’œuvre, que l’on doit retravailler jusqu’à ce que le rêve inspiré par l’idée devienne une histoire vivante. C’est le corps du rêve.

L'oncle Charles

Dès l’éclosion du coronavirus en Chine, Charles suit assidument l’évolution de l’épidémie. Il a soixante-quinze ans bon pied bon œil, mais certaines fragilités peuvent être fatales à son âge. Il sait que le virus arrivera en France, c’est une question de temps. Avec la mondialisation et le tourisme de masse, il a une multitude de vecteurs pour se répandre aux quatre coins de la planète.

Charles vit seul dans un petit appartement en Île-de-France, depuis le décès de sa compagne. Sa fille unique, Mathilde, habite dans le Midi, avec son mari et leurs deux enfants. Il s’y rend deux fois par an, à l’occasion des fêtes de fin d’année et pendant les vacances d’été. D’habitude, il sort après le déjeuner, se rend dans le bistrot du coin où il retrouve de vieux camarades. Ils jouent aux cartes, ou bien ils parlent du temps qu’il fait, évoquant parfois des souvenirs communs.
Quand il apprend que la première victime du coronavirus, en France, habitait dans l’Oise, il sait que le coronavirus se rapprochera de sa porte, et peut-être qu’il trouvera le moyen de s’introduire chez lui. Ce département devient très vite le premier foyer d’infection. Mulhouse et le Grand Est sont touchés à leur tour quelque temps plus tard. Ses camarades ne s’en inquiètent pas outre mesure. Charles a peur, lui, il sent l’ennemi invisible qui se rapproche. Il sort moins que d’habitude, fait des promenades dans la nature, délaisse le bistrot et ses camarades ; et, quand il s’y rend de temps à autre, il fait attention à ne pas approcher les gens de trop près.
Vers la mi-mars, l’épidémie explose en Île-de-France, surtout à Paris qui devient la ville de France la plus infectée. Quand il apprend qu’il y a des personnes contaminées dans sa commune, Charles reste le plus clair de sa journée à la maison. Il va faire ses courses dans le supermarché du quartier. Aussi, quand il ne pleut pas, il fait une promenade d’une demi-heure, pour s’aérer la tête, faisant attention à s’écarter des gens qu’il croise sur les trottoirs. En fait, il observe les règles de confinement, avant même que le gouvernement ne l’ait décrété.
Charles aime la vie passionnément, il a toujours fait tout ce qui était dans son pouvoir pour la préserver, malgré les durs gagne-pain où il a dû trimer. Il a compris très tôt qu’il n’était pas maître de sa destinée, et l’expérience lui a appris que les plaies de l’âge mûr sont souvent aggravées par des erreurs de jeunesse. Alors, il a adopté comme règle de vie le précepte de Racine : « Qui veut voyager loin ménage sa monture. » Il rêvait de vivre vieux, très vieux, peut-être centenaire.
Il suit la crise sanitaire à la télévision jour après jour. Les hôpitaux de l’Île-de-France arrivent à saturation ; on transfère des malades en avion médicalisé du Grand Est vers les hôpitaux de l’ouest du pays. Un médecin strasbourgeois aurait déclaré qu’on entuberait plus des malades âgés de plus de soixante-quinze ans. Charles se révolte. « Comment a-t-on pu en arriver là ? Hippocrate doit se retourner dans sa tombe. Comment peut-on décider de la vie ou de la mort d’une personne sur le seul critère de l’âge ? Il est des malades de soixante-quinze ans dont l’état de santé général est meilleur que celui de patients quinze ou vingt ans plus jeunes.
Un jour, un ministre a déclaré que gouverner c’est prévoir. Charles bondit dans son fauteuil. Il interpelle le gouvernant, laisse éclater sa colère :
« Quel culot ! Y a pas assez de masques, pas assez de lits de réanimation, pas assez de respirateurs. Vous appelez ça de la prévoyance ? Le coronavirus est apparu en Chine en décembre. Vous avez eu le temps de préparer le système de santé pour faire face. Qu’avez-vous fait ? Rien. Comme si le virus allait s’arrêter à nos frontières. L’Allemagne dispose de vingt mille lits, tandis que la France n’en compte que cinq mille. Alors, où est la prévoyance ? » Ouf ! Charles a vidé son sac devant le petit écran. Cela lui a apporté un grand soulagement.

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