vendredi 19 mai 2017

Le Fleuve d'Or

Je préfère la saison chaude, surtout la période des vacances. Je file vers le sud, je mets le cap sur la pointe la plus occidentale de l’Europe. L’année dernière, j’ai vécu un mois sous une voûte céleste d’un bleu profond où s’étalait un soleil éclatant du matin au soir.

J’ai frayé avec des nuits coiffées de leur couronne resplendissante de diamants, suggestives et voluptueuses comme des déesses noires sortant de leur bain, à demi nues, et qui m’inspiraient des songes éveillés où j’éprouvais l’ineffable bonheur d’être.

Je me plais à observer les vacanciers sur les plages, les campings, les sites touristiques. Après un an de travail, les longues journées rendues pénibles par le stress, la fatigue tenace, les sujétions diverses, les voilà affranchis des contraintes ordinaires. Ils sont enfin libres, détendus, souriants, pleins d’aise, car ils ont le temps de prendre le temps.

Avec leur location réglée et une grosse poignée d’euros en poche, ils ont l’allure prospère et insouciante de millionnaires en villégiature. Certains (dont moi-même) cèdent à la tentation d’aller faire un tour au casino d’où l’on sort plus souvent fauché que les poches pleines. Qu’importe ? L’instinct ludique est là pour soutenir l’espoir de gagner. Ils reniflent l’atmosphère recueillie, tendue par des bouffées d’adrénaline ; puis, ils tâtent les manettes du hasard. Qui sait ? Peut-être que le gros lot n’attend que leur escarcelle pour tomber sous leurs yeux éblouis.

Quoi qu’en pensent les esprits chagrins, les congés payés, arrachés en 1936 au capitalisme, qui n’en est pas mort, représentent une avancée sociale que je considère comme un tournant dans l’histoire de la civilisation occidentale. Pour le salarié, c’est un espace de liberté totale, le droit de quitter pour un temps l’ornière « métro, boulot, dodo », et la possibilité de s’évader vers une oasis de paix où il peut retrouver un bien-être qui le rapproche du bonheur perdu de l’âge d’or…

Mais revenons sur terre. La période des vacances est aussi l’occasion de ressentir des désirs dont la satisfaction a été ajournée sine die. Ainsi, j’ai fait la petite croisière dont je rêvais, sur le fleuve d’Or. J’ai remonté son cours en aval de Porto jusqu’à la région vinicole, où l’on produit le vin de même nom, et qui a été inscrite au patrimoine de l’humanité en 2001.

Dès potron-minet, j’étais sur le quai de Gaïa au milieu d’une foule de gens, attendant d’embarquer dans «La Sirène Bleue ». L’horloge de la cathédrale qui surplombe le fleuve a sonné huit heures.

Enfin, le paquebot fluvial a largué les amarres, nous partions pour une croisière de sept heures au milieu d’un paysage somptueux. Le fleuve serpente à travers le pays accidenté, dans son lit encaissé entre des rives en pente. Je suis debout sur le pont, allant de la poupe à la proue, toujours en éveil ; tantôt, je prends des photos, tantôt, je griffonne des notes dans un carnet.

On aperçoit çà et là des chalets solitaires, nichés dans des écrins de verdure ; ici, un petit village ramassé autour d’une église descend d'un pied fringant au bord de l’eau ; plus loin, un cheval alezan, la robe luisante, la queue en trompette, gambade sur l’herbe.

Puis, on découvre un corps de ferme délabré, à l’exception du mur de l’étable revêtu d’azulejos, sur lequel on peut lire : « Ferme de la Joie ». La Sirène Bleue navigue à petite allure d’un méandre à l’autre. Bientôt, nous atteignons le barrage du « Carrapatelo » dont l’écluse pour y accéder a trente-cinq mètres de profondeur.

C’est ensuite qu’on aperçoit les premiers vignobles à flanc de coteau, rayonnants de soleil. Encore quelques contours, puis l’horizon s’élargit tout autour, et on ne voit pour ainsi dire plus que des vignes plantées en terrasses, qui forment une sorte d’amphithéâtre gigantesque à ciel ouvert. Chaque terrasse n’a qu’une rangée de ceps qui, vus de loin, ressemblent à de grosses tresses d’un vert tendre, alignées les unes au-dessus des autres, sous l’œil réjoui de Dionysos.

Avant de rentrer en France, je suis encore allé faire un tour au casino de Povoa de Varzim, une ville joyeuse au bord de l’Atlantique, port de pêche et plage très fréquentée en été, située à une trentaine de bornes au nord de Porto.

J'ai pris place devant une machine à sous, à côté d'une vieille dame si concentrée dans le jeu qu'elle ne s'est pas rendu compte de mon approche. Elle avait des cheveux blancs, était habillée avec un goût discret qui ne manquait pas de distinction, et elle portait des lunettes à la mode, placées au bout du nez pour plus de confort.

La nuit précédente, j'avais fait un rêve de bon augure ; je l’ai interprété suivant les agréables sensations qu’il m’a procurées. J'étais confiant, persuadé que, peut-être, j'allais enfin gagner le jackpot. Je me suis promis, néanmoins, de ne dépenser que vingt euros au plus. 

La machine engloutissait un à un tous mes jetons ; elle venait d'avaler le dernier. Je me suis dit : « Encore un coup, et ce sera terminé. »

J'ai tiré sèchement sur le manche, et, presque en même temps, une pluie de jetons s'est mise à crépiter joyeusement dans le bac métallique. Un sentiment d’allégresse s’est emparé de moi.

Mais mon bonheur n'a duré que les quelques secondes qu'il m'a fallu pour me rendre compte de ma méprise, m'apercevant de l'hilarité de ma voisine qui trémoussait sur son tabouret et agitait ses bras, étourdie par la musique de la fortune qu'elle venait d'entendre.
J'ai quitté le casino me jurant de ne plus jamais y mettre les pieds, mais, au fond de moi, je savais bien qu'aux prochaines vacances je ne manquerais pas d'y revenir retenter ma chance.

J. L. Miranda


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire