mardi 13 mars 2018

Je viens de loin



Vous, qui êtes nés libres, ne pouvez pas apprécier, à sa juste mesure, la chance que vous avez eue. 


La liberté vous accompagne sur le chemin de l’école ; elle vous suit à l’université. Vous avez le droit de critiquer la gouvernance du pouvoir en place, et vous n’hésitez pas à manifester haut et fort votre mécontentement. Beaucoup d’entre vous ont participé activement à la révolte estudiantine de mai 1968, qui a débouché sur une crise sociale et politique et fait vaciller les sommets de l’Etat. Une situation que je ne pouvais même pas imaginer dans ma terre natale.

Je suis né bâillonné, je devais porter malgré moi les chaînes invisibles qui accablaient mes parents. L’oppression fasciste s’était abattue sur le pays, elle avait muselé le peuple qu’elle condamna au silence et à la nuit obscurantiste.Je suis né dans un taudis, à quatre heures du matin et, selon ma mère, il pleuvait à verse et le vent sifflait sur les toits. Mon premier cri a dû être un cri de révolte. J’ai vu les ténèbres avant de voir le jour. Mon étoile a lui un instant dans la déchirure d’un nuage, m’a envoyé un reflet pâle sur le front, à travers la feinte de deux tuiles disjointes, et elle s’est dérobée aussitôt au spectacle de ma misère.

J’ai grandi librement, j’allais à l’école nu-pieds sur des chemins caillouteux. Premier en classe, brillant, appliqué, l’institutrice m’a pris en affection, et elle regrettait que je ne puisse pas poursuivre mes études. A dix ans, je me suis trouvé désœuvré, errant dans la nature, traînant dans les chemins du village. Il m’a fallu apprendre un métier.

Mes maîtres ont été déçus au vu de mes résultats à l'école. Ils pensaient avoir à former un petit prodige , et ils se sont retrouvés avec un apprenti médiocre sur les bras. Je n'avais point l'esprit cordonnier, et pourtant, des années durant, j'allais gagner ma vie battant des semelles.

À vingt ans, j'ai été appelé sous les drapeaux. Alors, la guerre coloniale en Afrique brûlait la nourriture de toute une nation, compromettant son avenir, et elle versait le sang des enfants de celle-ci pour rien. On m'a envoyé sous les tropiques payer mon tribut de douleur à la stupidité humaine.

Quand je suis revenu dans mon village, les vieillards, assis sur le seuil de leur masure, regardaient le temps s'enfuir sur la crête des arbres noyés dans le crépuscule; les enfants jouaient sur les chemins; les champs s'étendaient abandonnés aux mauvaises herbes. La jeunesse était partie à la recherche de plus larges horizons.

À mon tour, j'ai dû suivre les pas de mes compatriotes, malgré mon attachement au pays de mon enfance. J'ai pris donc les sentiers de l'émigration.




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